Féminicène, de Véra Nikolski

Dans un essai audacieux et convainquant, Véra Nikolski revisite l’histoire de l’émancipation féminine dans la perspective de pointer les facteurs qui menacent ses acquis. Sous sa plume, les innovations techniques et médicales ont eu plus de poids que les mouvement féministes ; et la crise écologique en cours s’annonce comme un désastre pour la condition des femmes. Un livre argumenté, sourcé, qui ne manquera pas de faire réagir tout le long d’une démonstration aussi inquiétante que brillante. On regrettera cependant les trop nombreuses piques contre certains aspects du féminisme dominant actuel qui tranchent avec le sérieux du reste du livre. 

L’auteure expose elle-même sa thèse dans cette citation :

Le projet de ce livre est d’identifier les conditions qui ont déterminé la domination séculaire des hommes sur les femmes et celles qui ont permis de l’ébranler, afin d’examiner la manière dont elles vont se transformer dans le contexte de la crise climatique et de la raréfaction des ressources – tout cela non pas avec un simple intérêt cognitif, mais dans une perspective pratique : celle d’appeler l’attention sur les problèmes, voire les catastrophes que les femmes devront affronter demain.

L’auteure part d’un paradoxe. Si la condition des femmes s’est radicalement améliorée sur un laps de temps très court à l’échelle historique (environ 150 ans), les mouvements féministes ont eux été très faibles et minoritaires. Ils ne sont devenus massifs qu’une fois que l’égalité formelle était déjà acquise depuis plusieurs décennies, et l’égalité réelle déjà bien avancée même s’il reste des combats à mener (pour une égalité des salaires effective par exemple). Nikolski en déduit donc qu’il est très improbable que le féminisme soit le principal responsable de l’amélioration des conditions féminines.

Le paradoxe est d’autant plus surprenant que la domination masculine était, elle, documentée absolument partout sur le globe, mais aussi dans le temps : aussi loin que l’on regarde, division sexuelle du travail et valorisation des activités masculines semblent toujours avoir existées. Partout, les hommes se réservent et valorisent les activités de chasse et de guerre, monopolisent les armes, etc. L’émancipation des femmes est donc une révolution anthropologique d’une vitesse et d’une force incroyables (elle fait s’effondrer un système universel multi-millénaire). Comment l’expliquer ?

Pour comprendre les « vraies » raisons de l’émancipation féminine, il faut d’abord comprendre les raisons de la domination masculine. Celle là est, on l’a dit, universelle dans le temps et l’espace : s’il y a des degrés dans la domination masculine, nous n’avons absolument aucun exemple historique sur le globe où elle n’existe pas. Après avoir passé en revue toutes les tentatives d’explication, principalement issues d’auteur-es féministes et/ou marxistes, Nikolski mobilise une nouvelle fois Beauvoir et rappelle que la domination masculine a probablement des fondements à la fois sociaux et biologiques.

(Je fais une parenthèse pour noter que j’ai énormément apprécié de lire des critiques argumentées de Paola Tabet, Françoise Héritier ou Gayle Rubin, même si c’est pour les critiquer – autant d’anthropologues féminismes des années 1970-80 très importantes que je ne vois jamais citées ou presque dans les ouvrages féministes aujourd’hui. Comme si le féminisme n’avait même plus connaissance de son histoire et de la richesse de ses études passées. Lire Nikolski m’a rappelé avec plaisir mes lectures de master de sociologie du genre.)

La domination masculine est à l’origine liée à des facteurs biologiques, parce que deux dimensions tendent à favoriser une division sexuée du travail au sein des sociétés primitives :

  • d’une part, les différence de moyenne entre puissance physique masculine et féminine (de moyenne, car individuellement il peut y avoir des femmes plus fortes, plus rapides que bien des hommes)
  • d’autre part, l’expérience de la maternité qui complique la mobilité puisque les enfants ont besoin d’être proches de leur mères longtemps (grossesse, allaitement).

À une époque où la mortalité infantile était énorme (elle l’a été jusqu’au milieu du 19e siècle), il était finalement assez rationnel de spécialiser les hommes sur les activités de chasse qui nécessite force et déplacement sur plusieurs jours, et les femmes à des activités proches du domicile, c’est-à-dire au soin des enfants et à la cueillette. 

Ces raisons « rationnelles » et biologiques ne sauraient expliquer l’ampleur, la persistance et l’universalité du phénomène de la domination masculine. Les groupes humains ont ceci de particulier qu’ils cherchent sans cesse à justifier leurs pratiques par des récits, des mythes. Aussi cette division sexuée du travail s’est accompagnée dès le début de nombreuses justifications qui allaient largement au-delà de la rationalité première, et qui tendaient à renforcer la domination masculine originelle. 

La domination masculine n’a donc pu s’assouplir, puis reculer radicalement (au moins en Occident), qu’une fois que les contraintes qui pesaient sur les femmes avaient d’abord reculées. C’est ici que Nikolski pointe la révolution industrielle comme cause première de l’émancipation des femmes. Parce qu’elle s’est accompagnée de plusieurs innovations et inventions techniques et médicales, elle a, par ricochet, révolutionné la condition féminine. 

Ces innovations sont de plusieurs ordres :

  • médicales — asepsie, pasteurisation, vaccination, antibiotiques… ont radicalement fait chuter la mortalité infantile. C’est un fait déterminant. Du paléolithique jusqu’au 19e siècle, il fallait faire beaucoup d’enfants pour espérer en voir survivre quelques uns jusqu’à l’âge adulte. On a tendance à oublier les chiffres car dans nos sociétés, quand on fait un enfant, il vit (sauf accident considéré alors comme un drame), mais pour l’immense majorité de l’expérience de l’humanité, entre 1 enfant sur 4 et 1 enfant sur 2 mourraient dans ses premières années. Aussi, le slogan féministe actuel « Un enfant quand je veux, si je veux » n’avait pas de sens pour nos ancêtres chez qui la préoccupation première était simplement de voir les enfants survivre. Ces innovations médicales, en permettant la survie des enfants, ont permis que la vie des femmes ne soit plus marquée par les maternités à répétition. La contraception et l’avortement seront les suites logiques de ce mouvement là, mais rendus possibles seulement parce que la mortalité infantile s’était d’abord effondrée.
  • mécaniques – l’humanité invente tout un tas de machines qui augmentent énormément la productivité du travail humain, et créé donc un cycle de croissance sans commune mesure avec ce qui existait auparavant, même dans les périodes les plus fastes de l’histoire. Elles ont une 2e conséquence, elles dévaluent l’intérêt de la force physique. Là où 10 hommes robustes étaient nécessaires pour moissonner un champs, une personne seule peut le faire avec un tracteur, qu’importe son sexe ou son gabarit.
  • idéologiques — Ces deux dimensions (croissance et perte d’intérêt de la force physique) initient une nouvelle société post-agricole qui demandent une forte main d’oeuvre, toutes les sociétés occidentales (mais pas que) lèvent donc les freins sur le travail féminin, pas grâce aux mouvements féministes (qui à l’époque sont quasi inexistants à part quelques pionnières, en tout cas bien incapables de faire force de pression), mais grâce à ce capitalisme naissant qui se moque bien des vieilles traditions sexistes dans sa quête de tout transformer en machine à cash. Le travail des femmes est nécessaire à cette nouvelle idéologie.
  • Au croisement des inventions techniques et du nouveau régime idéologique capitaliste, la consommation de masse qui se créé diffuse des appareils électroménagers qui vont révolutionner la vie quotidienne des femmes (puisque c’est elles qui s’occupaient, et s’occupent toujours en bonne partie, des tâches ménagères) et leur libérer beaucoup de temps libre.
  • politiques — tous les pays se mettent à créer des systèmes de solidarité de type Etat-providence (la France va très loin dans cette logique) qui vont renforcer le phénomène en distribuant collectivement toute cette richesse nouvellement créée. Par exemple la retraite permet de vivre dignement jusqu’à la fin de ses jours, indépendamment du nombre d’enfants qu’on a eu (alors qu’avant, on faisait aussi des enfants en espérant qu’ils s’occupent de nous plus vieux).

(À ce stade de la lecture de ma critique, vous avez déjà du vous confrontez à plusieurs constatations désagréables. Par exemple : le féminisme semble être une conséquence de la libération des femmes, et non sa cause. Ou bien : le capitalisme est un acteur majeur de l’émancipation féminine. Ou encore : les causes de la division sexuée du travail était rationnelle dans un monde où la mortalité infantile était forte. C’est désagréable, ou en tout cas déstabilisant, car très différent du récit classique qui voudrait qu’une longue lutte féministe soit venue à bout d’une domination patriarcale injuste. C’est pour cette raison que je dis que l’essai de Nikolski est provoquant. Il est aussi stimulant, argumenté… et difficile à contredire.)

Une fois tous ces constats posés, Nikolski s’attache maintenant à faire le lien avec le réchauffement climatique et la fin programmée des ressources (pétrole, minerais). Le titre du livre fait d’ailleurs directement référence au bouquin de Fressoz et Bonneuil L’événement anthropocène.

Après avoir rappelé les prévisions des scientifiques, Nikolski rappelle donc sans prendre de pincettes que le monde qui nous attend sera plus pauvre, plus violent et plus chaotique. Rien de nouveau pour celles et ceux qui s’intéressent aux prospectives collapsologiques. Ce qui l’est davantage, c’est le lien fait avec la condition féminine, à ma connaissance jamais développé. Ce que nous dit l’auteure, c’est que les acquis de l’émancipation féminine sont tributaires d’un type de société qui est dépendant du pétrole et d’un fonctionnement économique (croissance, capitalisme) qui a toutes les chances de s’effondrer. La seule inconnue est l’ampleur et la rapidité de cet effondrement.

Nikolski pointe en particulier certains risques que j’énumère ici un peu en vrac :

  • la fin de l’abondance du pétrole signifiera le retour au besoin de la force physique. Quid du travail féminin ?
  • il signifiera aussi moins de mobilité, moins de commerce international… mais le réchauffement climatique créera plus de migrations, probablement plus de violences, plus de guerres… jamais très bonnes pour la condition féminine.
  • dans un monde où la production de médicaments est, comme le reste, très spécialisée et souvent exportée à l’autre bout du monde, il y a un risque fort de rupture de médicaments. Mais le nouvel ordre mondial plus chaotique aura aussi un impact sur les systèmes de santé occidentaux déjà mail en point.
  • on vit déjà dans une crise des antibiotiques, avec une multiplication des résistances. Couplée au point précédent, il faut donc s’attendre à une hausse de la mortalité infantile. Vu que la baisse de celle ci était une condition préalable majeure de la libération féminine, on peut craindre le pire.

Bref, le tableau est assez sombre et nous sommes mal préparées pour affronter ce qui vient, de façon générale et notamment sur le probable recul de l’émancipation féminime.

C’est à cette étape que Nikolski règle ses comptes avec le courant dominant du féminisme. Elle a beaucoup de choses à lui reprocher. L’évacuation voire le rejet du biologique, bien sur, puisque l’auteure pointe largement le rôle de la reproduction dans la domination masculine. Mais aussi des combats qu’elle juge stériles (comme l’écriture inclusive), combats qui ne sont en tout pas du tout adaptés à l’ampleur du danger qui menace.

En gros, le reproche est assez simple : les féministes se concentrent sur l’histoire des idées et refusent de voir ce qui a concrètement rendu l’émancipation féminine possible (les progrès médicaux et mécaniques dus au pétrole), ce qui les rend incapables d’armer les femmes face aux changements à venir ; il est donc urgent de changer de paradigme et de s’outiller pour faire face. En effet, dans un monde à venir où l’on est pas sur que la loi soit encore si puissante, on ne peut pas se contenter de nouveaux droits car nous ne sommes pas surs qu’ils seront concrètement applicables.

(C’est ce passage du livre que j’ai le moins aimé car, même si le fonds est pertinent par rapport aux propos de l’auteure, celle ci s’égare souvent dans des piques un peu éloignées de sa thèse. Ca contraste avec le reste du livre, assez sérieux.)

Alors, que propose Nikolski ? En gros, il faut, pour les femmes, se rendre indispensables. Plus le « coût à payer » de l’exclusion des femmes sera élevé, et plus les hommes hésiteront à les mettre à l’écart. Se rendre indispensables signifie, pour l’auteure, s’investir massivement dans les domaines qui seront demain au premier plan : l’ingénierie, les sciences et techniques, mais aussi les métiers de l’ordre comme l’armée.

(Si j’ai trouvé ce propos un peu court par rapport à l’ampleur de la tâche, il est pertinent par rapport aux analyses de l’auteure. Nikolski en profite pour établir une distinction entre un féminisme de la réclamation (demander de nouveaux droits ou protections juridiques aux pouvoirs publics) et un féminisme du faire (s’investir concrètement dans toutes les nouvelles opportunités de carrière ouvertes dans les années 1960, notamment les STEM — acronyme de science, technology, engineering, and mathematics.)

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